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Les sociétés occidentales seraient en voie d’« ubérisation ». Emblématiques de ce mouvement, les chauffeurs Uber ne disposent ainsi pas d’autant de liberté que ne le laisse supposer leur statut de travailleur indépendant

Article de Sophie Bernard, professeure de sociologie et chercheure à l'Institut de Recherche Interdisciplinaire en Sciences Sociales (IRISSO) à l'Université Paris Dauphine - PSL.


« Ubérisation » : ce terme renvoie à un nouveau modèle économique dans lequel les entreprises prennent la forme de plateformes numériques qui jouent le rôle d’intermédiaires entre clientèle et prestataires de service, ces derniers ayant pour particularité d’être le plus souvent des travailleurs indépendants (Abdelnour et Bernard, 2018). Cependant, les multiples contentieux en cours dans plusieurs pays relatifs au statut d’emploi des travailleurs des plateformes questionnent quant au rôle effectif joué par ces intermédiaires.

Emblématiques de ce mouvement, les chauffeurs Uber ne disposent ainsi pas d’autant de liberté que ne le laisse supposer leur statut de travailleur indépendant. Une enquête sociologique menée à Paris, Londres et Montréal (Bernard, 2023) démontre qu’ils sont soumis à une nouvelle forme de contrôle et d’encadrement du travail exercé par la plateforme : le management algorithmique.

Entendu comme « la surveillance, la gouvernance et les pratiques de contrôle menées par des algorithmes sur de nombreux travailleurs à distance » (Möhlmann et Zalmanson, 2017), celui-ci combine pour cela des instruments de pouvoir relevant de la logique disciplinaire et de la logique gouvernementale (Foucault, 2004). Tandis que les premiers visent à dresser les corps en exerçant sur eux une surveillance continue, les seconds guident et orientent les comportements des chauffeurs pour les amener à agir dans le sens voulu sous couvert de préserver leur liberté. 

Comment se manifeste concrètement cette nouvelle forme de contrôle ? Après avoir mis en évidence la dépendance économique des chauffeurs à la plateforme, nous verrons de quelle manière cette dernière encadre le temps de travail et les déplacements des chauffeurs, ainsi que la relation nouée avec la clientèle. 

Des chauffeurs dépendants de la plateforme

Le modèle économique d'Uber repose sur les « effets de réseau » (Sauviat, 2019), lesquels font dépendre la valeur d'un service du nombre de ses utilisateurs : plus ce nombre augmente, plus sa valeur augmente. Cet effet est d'autant plus important dans un marché bi-face. Uber se présente ainsi comme un marché intermédié par une plateforme numérique qui met en relation les utilisateurs qui composent les deux faces du marché : d’un côté, les passagers qui expriment une demande de transport, de l’autre, les chauffeurs qui proposent un transport. 

Atteindre une masse critique d'utilisateurs des deux côtés du marché bi-face peut conduire à enclencher une dynamique dans laquelle tout le monde a intérêt à converger vers une plateforme unique. Ainsi, plus il y a de chauffeurs Uber et plus la clientèle a intérêt à l'utiliser pour trouver rapidement un véhicule ; de même, plus la clientèle utilise Uber et plus les chauffeurs ont intérêt à travailler par son intermédiaire afin d’accroitre leurs chances d'obtenir des courses. 

A Paris, Londres et Montréal, la plateforme est ainsi parvenue à s’imposer comme un acteur incontournable du secteur. L’enquête démontre que la plupart des chauffeurs ne travaillent que par l’intermédiaire d’Uber et, quand ce n’est pas le cas, ils ne réalisent qu’une part infime de leur chiffre d’affaires par l’intermédiaire des plateformes concurrentes. Nous allons voir que la dépendance économique des chauffeurs à la plateforme est le principal ressort d’efficacité du management algorithmique.

Un encadrement du temps de travail et des déplacements

Si Uber communique régulièrement sur l’autonomie temporelle dont bénéficieraient les chauffeurs, cette promesse est mise à mal par la chute de leurs rémunérations. En effet, après les avoir incités à entrer dans le métier grâce à des rémunérations élevées, une fois qu’elle dispose de suffisamment de chauffeurs, la plateforme supprime les primes offertes lors de son implantation, baisse les tarifs (de 20 %) et augmente sa commission (passant de 20 à 25 % sur chaque course). S’ils veulent maintenir leur niveau de rémunération, les chauffeurs sont ainsi contraints à augmenter la durée de leur travail.

Les chauffeurs travaillent en moyenne 60h par semaine pour maintenir leur niveau de rémunération

Pour s’assurer de disposer d’un nombre suffisant de chauffeurs selon les variations de la demande, des majorations des tarifs sont définies en temps réel en fonction de l’offre et de la demande sur certaines zones pour les inciter à se connecter ou à se déplacer en direction des zones dans lesquelles il en manque à un instant t. Les majorations interviennent le plus souvent le matin très tôt, en fin de journée, la nuit et les week-ends, ou à l’occasion de certains évènements (comme le Nouvel An). Dépendants d’Uber pour gagner leur vie, les chauffeurs privilégient ainsi ces horaires atypiques et disent travailler en moyenne 60 heures hebdomadaires pour maintenir leur niveau de rémunération. 

Au fil du temps et de l’expérience, ils acquièrent néanmoins des connaissances afin d’optimiser au mieux leur temps de travail et leurs déplacements. Certains opèrent ainsi une sélection des courses, refusant celles qu’ils ne jugent pas rentables (celles au tarif minimum par exemple). Cependant, cette stratégie se révèle potentiellement risquée. En effet, la plateforme exige que les chauffeurs présentent un taux d’acceptation des courses (au moment de la réception de la commande) et un taux d’annulation (une fois la course acceptée) à un niveau spécifique, au risque d’être sanctionnés par une suspension temporaire ou une désactivation définitive de leur compte. Ces taux sont susceptibles de changer à tout moment. 

L’instabilité et l’opacité des règles de l’algorithme sont des propriétés du management algorithmique

L’instabilité et l’opacité des règles de l’algorithme sont en effet des propriétés du management algorithmique (Stark et Pais, 2020) et une des sources de pouvoir de la plateforme. En leur donnant le sentiment d’être toujours potentiellement en faute, elle incite les chauffeurs à accepter toutes les courses. Si certains jouent avec les indicateurs, en acceptant certaines courses pour être en mesure d’en refuser d’autres ultérieurement notamment, le risque de perdre sa principale source de revenu limite fortement leurs marges de manœuvre. 

Et même lorsqu’ils ont le sentiment de se réapproprier leur temps, les chauffeurs ne font que satisfaire aux attentes de la plateforme. Ainsi, au lieu de répondre aux incitations de celle-ci leur signalant des majorations, ils tâchent de les anticiper pour mieux organiser leur vie hors-travail. Ayant acquis au fil du temps des connaissances concernant les périodes et les zones de forte demande et/ou échangeant à ce propos sur les réseaux sociaux, ils adaptent leurs horaires et leurs déplacements pour limiter les temps d’attente et accroitre leurs chances d’obtenir des courses majorées. 

Cependant, à partir du moment où ils sont au bon endroit au bon moment, Uber n’a plus à en faire usage pour les attirer. Les chauffeurs observent ainsi une baisse significative des courses majorées et voient leurs conditions de travail et de rémunération se dégrader. Si leur temps de travail se voit ainsi encadré par la plateforme, il en est de même de la relation qu’ils nouent avec la clientèle. 

Un encadrement de la relation de service

Les plateformes sont des modèles organisationnels qui invisibilisent la figure managériale, une invisibilité renforcée par le fait que le contrôle y est décentralisé et distribué (Stark et Pais, 2020). Elles renoncent en effet à certaines dimensions du contrôle pour « enrôler » les clients, qui deviennent des cadres intermédiaires chargés d’évaluer les chauffeurs et leurs prestations et se voient investis d’un pouvoir disciplinaire (Foucault, 1976) pour exclure ceux qui n’adopteraient pas les comportements attendus.

Les chauffeurs sont ainsi en permanence soumis au risque de suspension ou de désactivation définitive de leur compte au bon-vouloir du « client-roi ». A la fin d'une course, ce dernier peut les noter d’une à cinq étoiles, une note moyenne inférieure à 4,5 étoiles sur les 500 dernières courses pouvant être sanctionnée par la plateforme. De même, au moment de leur inscription à la plateforme, les chauffeurs doivent signer la Charte de la communauté Uber qui mêle des consignes explicites relatives à la sécurité des passagers (« avoir une conduite sûre ») et des conseils moins formalisés concernant leur « professionnalisme » (« garder son calme et son sang-froid avec les passagers », « ne pas aborder de sujets sensibles ou personnels relatifs à la religion, la politique, la vie privée »). S’ils ne respectent pas toujours ces « conseils », ils prennent également le risque d’une sanction si la clientèle s’en plaint à la plateforme. Cette situation entraine une forte asymétrie de pouvoir entre les deux protagonistes.

Les chauffeurs déploient ainsi des stratégies pour éviter les conflits serviciels

Les chauffeurs déploient ainsi des stratégies pour éviter les conflits serviciels et limiter le risque de sanction. L’une d’entre elles consiste à sélectionner la clientèle pour éviter les profils potentiellement risqués. Si certains apprécient ainsi de travailler la nuit pour profiter des majorations de tarifs et éviter les embouteillages, beaucoup d’enquêtés s’y refusent au contraire pour ne pas avoir à côtoyer des clients alcoolisés, considérés comme trop imprévisibles. Beaucoup de chauffeurs sélectionnent également la clientèle en fonction de sa note. 

Si elle est jugée trop faible, ils peuvent décider de refuser la course. Cette stratégie est néanmoins risquée puisqu’elle peut se solder par la suspension de leur compte si leur taux d’acceptation des courses est trop faible. S’ils ne peuvent donc refuser systématiquement ces courses et prendre le risque de perdre leur principale source de revenu, ils s’appuient sur la note des clients pour anticiper une interaction éventuellement difficile et s’y préparer psychologiquement pour éviter le conflit. 

Pour s’assurer de la satisfaction de la clientèle, les chauffeurs tâchent de s’y adapter, réalisant un « travail supplémentaire » (Bucher, Schou, Waldkirch, 2020) que l’on peut considérer comme une forme de « travail émotionnel » (Hochschild, 2017), entendu comme la compréhension, l’évaluation et la gestion de ses propres émotions, ainsi que des émotions d’autrui. Cependant, identifier les attentes des clients s’avère souvent malaisé tant elles peuvent être variables d’un client à l’autre. 

C’est en cherchant à reprendre le contrôle face au pouvoir de la plateforme que les chauffeurs en viennent à la servir d’autant mieux

C’est la raison pour laquelle ils échangent fréquemment avec d’autres chauffeurs sur les réseaux sociaux pour bénéficier de leurs conseils. Or ces derniers présentent une étonnante proximité avec les recommandations de la plateforme. Les chauffeurs adoptent ainsi des « pratiques de conformité anticipée » (Bucher, Schou, Waldkirch, 2020) consistant à mener les interactions de manière relativement similaire, comme attendu par la plateforme. Le risque de sanction oriente leurs comportements sans que la plateforme ait à intervenir. Paradoxalement, c’est même en cherchant à reprendre le contrôle face au pouvoir hégémonique de la plateforme que les chauffeurs en viennent à la servir d’autant mieux.

Entrés dans le métier pour accéder à l’indépendance, valorisant l’autonomie temporelle associée et l’absence de hiérarchie, les chauffeurs Uber se voient ainsi soumis à une nouvelle forme de contrôle et d’encadrement du travail laquelle, sous couvert de préserver leur liberté, oriente leurs conduites dans le sens voulu par Uber. S’ils sont effectivement libres d’organiser leur temps de travail comme bon leur semble et échappent à la pression de la hiérarchie, ils sont contraints aux durées extensibles de travail et aux horaires atypiques pour maintenir leur niveau de rémunération et doivent se soumettre aux exigences du client-roi s’ils ne veulent pas perdre leur principale source de revenu. 

Les chauffeurs Uber ont tous les inconvénients des statuts de salarié, sans aucun des avantages associés

Dépendants d’Uber pour vivre, ils disposent de faibles marges de manœuvre pour résister aux injonctions de la plateforme. Les chauffeurs Uber sont donc des « travailleurs hybrides » (Dupuy et Larré, 1998) qui ont tous les inconvénients des statuts d’emploi, sans aucun des avantages associés. Leur activité est encadrée par la plateforme, mais ils ne bénéficient pas des protections et des droits associés au statut salarié ; ils doivent assumer les risques de l’activité, mais sans jouir de l’autonomie associée au statut d’indépendant. Ces travailleurs dits « ubérisés » se voient ainsi « UberUsés », pour reprendre le slogan utilisé par les chauffeurs parisiens mobilisés en 2017 pour dénoncer la dégradation de leur condition.
 

Références

  • Abdelnour Sarah, Bernard Sophie, « Vers un capitalisme de plateforme ? Mobiliser le travail, contourner les régulations », La Nouvelle Revue du travail, no 13, 2018.
  • Bernard Sophie, UberUsés. Le capitalisme racial de plateforme à Paris, Londres et Montréal, Paris, Puf, 2023.
  • Bucher Eliane Leontine, Schou Peter Kaloum, Waldkirch Matthias, « Pacifying the algorithm – Anticipatory compliance in the face of algorithmic management in the gig economy », Organization, vol. 28, no 1, 2020, p. 1-24.
  • Dupuy Yves et Larré Françoise, « Entre salariat et travail indépendant : les formes hybrides de mobilisation du travail », Travail et Emploi, no 4, 1998, p. 1-14.
  • Foucault Michel, Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, Seuil, 2004. 
  • Foucault Michel, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1976.
  • Hochschild Arlie Russel, Le Prix des sentiments. Au cœur du travail émotionnel, Paris, La Découverte, 2017.
  • Möhlmann Mareike et Zalmanson Lior, « Hands on the wheel : Navigating algorithmic management and Uber drivers' autonomy », Proceedings of the International Conference on Information Systems (ICIS 2017), 10 -13 décembre, Séoul, Corée du Sud, 2017, p. 4.
  • Stark David et Pais Ivana, « Algorithmic management in the platform economy », Sociologica, no 14 (3), 2020, p. 47-72.

Les auteurs