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Lancement du Master humanités numériques : interview de Jean-Baptiste Camps

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A la croisée des disciplines, les humanités numériques suscitent un intérêt croissant de la part des étudiants, des chercheurs et du grand public. A l'occasion du lancement du nouveau Master humanités numériques de PSL, Jean-Baptiste Camps, docteur en études médiévales spécialiste de philologie romane et d'humanités numériques et responsable du Master à l'ENC, nous livre sa définition du domaine, et revient sur les grands enjeux de la nouvelle formation PSL.

Il nous faut éviter un schisme de nos disciplines, et intégrer autant que possible les nouvelles méthodes et outils à l'existant. Nous avons besoin de profils « mixtes » de chercheurs qui connaissent et intègrent ces approches à leur pratique scientifique, et pas seulement de profils techniques et généralistes.

PSL : Les humanités numériques n’ont cessé d’évoluer et de se redéfinir depuis le début des années 2000. Quelle est votre définition des humanités numériques aujourd’hui ?

Jean-Baptiste Camps : Il est amusant de remarquer l'omniprésence, depuis longtemps, des questions de terminologie et de définition, dans ce champ. Au terme de Humanities computing, qui a longtemps prévalu, Johanna Drucker, John Unsworth et Jerome McGann, ont souhaité, vers la fin des années 1990, substituer celui de Digital Humanities (humanités numériques) dans le but avoué de sortir ce champ d'une dimension ancillaire (soutien informatique aux projets de sciences humaines) où il risquait d'être cantonné, et lui donner la valeur d'un champ en soi, avec ses propres théories, méthodes ou pratiques.
Plus récemment, le terme d'humanités computationnelles, que nous retenons également dans l'intitulé du master, tend à être employé dans un sens voisin. Il s’agit là de se démarquer des études sur l'objet numérique, qui peuvent être tout à fait traditionnelles dans leurs méthodes, ou des questions de publication web, et mettre l'accent sur l'utilisation du calcul (analyse quantitative, apprentissage profond, etc.) et l'exploitation des données. D'un certain point de vue, on pourrait aussi parler de sciences humaines « intensives en données » ou « tournées vers les données ». Pour ma part, je tends à envisager les humanités numériques comme le parallèle de ce que l'on appelle, en d'autres lieux, science des données (Data Science ou eScience).
Mais je pense surtout, comme d'autres, qu'il faut sortir de la question de la définition pour entrer plus nettement dans le vif du sujet !

Jean Baptiste Camps responsable du Master humanités numériques PSL (ENC, ENS, EPHE, EHESS)

PSL :  Afin d’illustrer la richesse de ce domaine, pourriez-vous présenter rapidement un ou plusieurs projets emblématiques des humanités numériques ?

JBC : Il y aurait beaucoup à dire, d'autant que, dès les origines, le champ de ce qui allait devenir les humanités numériques a été marqué par des projets d'ampleur, nécessairement collaboratifs, qui lui sont devenus consubstantiels. On considère ainsi souvent que tout a débuté avec le projet d'Index Thomisticus de Dom Roberto Busa, dans les années 1940.
Je pense que cela s'explique en partie parce que l'on a cherché du côté de l'ordinateur le moyen de réaliser des tâches qui paraissaient irréalisables auparavant, et qui étaient forcément amples dans leurs dimensions (la lemmatisation complète des œuvres de saint Thomas par exemple).
Depuis la fin des années 1980, la Text Encoding Initiative et son consortium se sont progressivement solidement installés dans le paysage. D'autres projets ont eu une importance très grande dans la structuration de champs particuliers, comme le Perseus Project (débuté en 1985) pour la philologie classique.

Aujourd'hui, les projets sont nombreux et variés, à toutes les échelles, de projets européens de très grandes dimensions, comme la Venice Time Machine, qui ambitionne d'ailleurs de se muer en machine à voyager dans le temps européenne, ou le projet REED (H2020) sur la reconnaissance automatique des écritures manuscrites, jusqu'à des projets nationaux, locaux ou individuels. Le développement des méthodes d'intelligence artificielle, tant dans l'acquisition que l'analyse des données, permet d'envisager des échelles jusque-là inabordables, mais il permet aussi à de petites équipes de concevoir des projets ambitieux et novateurs avec des moyens réduits. Il est d'ailleurs pour cela capital que la recherche publique rende ses données disponibles et réutilisables, de même que ses développements logiciels (données ouvertes, logiciel libre).

PSL : Quelle est selon vous la place des humanités numériques dans la recherche aujourd’hui ?

JBC : Elles sont à la fois portées par une dynamique favorable et dans une position encore précaire. D'une part, parce qu'un fossé tend parfois à se creuser entre praticiens des humanités numériques et praticiens des humanités « analogiques ». Le développement, par exemple, de revues ou colloques spécialisés en humanités numériques à côté, en parallèle, de ce qui existe déjà, mais sans s'entrecroiser, n'est pas sans poser question. Il nous faut, je pense, à tout prix éviter un schisme de nos disciplines, et intégrer autant que possible les nouvelles méthodes et outils à l'existant. Et, pour ce faire, nous avons besoin de profils « mixtes » de chercheurs qui connaissent et intègrent ces approches à leur pratique scientifique, et pas seulement de profils techniques et généralistes. Nous avons aussi besoin que les institutions de recherche et les laboratoires intègrent la dimension numérique au recrutement et à l'évaluation des profils de chercheurs (la production de données, de corpus ou d'outils logiciels pourrait, par exemple, être mieux valorisée dans les carrières).

PSL :  Avec des centres dédiés aux Digital Humanities dans les grandes universités mondiales, un très grand équipement de recherche TGIR HumaNum en France, un grand projet européen DARIAH, les humanités numériques sont depuis 10 ans un sujet de recherche international. Quel est selon vous le positionnement de la France sur ces recherches ou quel positionnement devrait-elle adopter ?

JBC : Ces très grandes infrastructures rendent des services inestimables et indispensables. Leur hauteur de vue leur permet de proposer des services d'une importance capitale, de penser sur le long terme et de jouer un rôle très important sur la structuration de ce domaine. Cependant, il est également important, je crois, que les graines semées un peu partout germent et que les humanités numériques se diffusent à tous les niveaux.
Un problème récurrent posé aux laboratoires est le manque de personnels stables, d'ingénieurs notamment, capables de maintenir des projets dans la durée. Dans un contexte de rareté généralisée des postes, les recrutements ont tendance à se concentrer sur les connaissances thématiques plutôt que les compétences méthodologiques. Le manque est encore plus criant en ce qui concerne les postes pérennes, ce que ne facilite pas le fonctionnement par projet. À cet égard, le problème des humanités numériques en France (manque de moyens) n'est pas tellement différent de celui du reste des sciences humaines…

PSL :  Vous êtes responsable du nouveau Master "humanités numériques" à PSL. Quels sont les apprentissages mis en avant dans la formation ? A quels métiers ou trajectoires professionnelles ce Master prépare-t-il les étudiants ? Comment sont intégrés la formation aux disciplines traditionnelles des sciences humaines et sociales et les apprentissages propres aux humanités numériques ?

JBC : Pour nous, ce qui fait la pertinence de l'approche des humanités numériques se situe à l'entrecroisement entre une expertise de recherche dans une discipline et sur un sujet donné, et les compétences relevant du numérique (programmation, méthodes quantitatives). Dans la formation, nous avons donc cherché à intégrer de nouvelles compétences, en évitant les compromissions sur la spécialisation par discipline. Ainsi, en première année de Master, à côté des 100h de fondamentaux (algorithmique, structuration des données, méthodes quantitatives) et d'une présentation des problématiques de recherche spécifique des humanités numériques, les étudiants doivent consacrer les deux tiers de leurs efforts à leur spécialisation, en suivant des cours et des séminaires de recherche dans leur discipline, choisis parmi l'offre très riche et variée des quatre établissements partenaires, en cohérence avec leur projet de mémoire.

En deuxième année, à côté d'un tronc commun numérique (programmation, structuration des données et exploitation, méthodes mathématiques, intelligence artificielle), apparaît aussi un certain nombre de cours qui se situent à l'intersection entre disciplines et numérique : traitement automatique de la langue, philologie numérique, traitement et analyse de l'information spatialisée… Tout au long de la formation, les enseignements liés au numérique ne sont pas hors-sol, mais prennent systématiquement appui sur les spécificités des problématiques des sciences humains. Le mémoire comme le stage en laboratoire fourniront aux étudiants le contexte pour achever de lier et intégrer les compétences acquises durant ces différents enseignements.

PSL :  Ce master est le fruit de la collaboration entre quatre grands établissements PSL (ENC, ENS, EPHE, EHESS). Comment cette collaboration se traduit-elle concrètement pour les étudiants ?

JBC : Elle se traduit tout d'abord pour eux par la possibilité de suivre des cours ou séminaires dans ces différents établissements, ainsi que d'y trouver leur directeur de recherche. Cela nous permet de couvrir une grande variété de sujets et d'approches, en bénéficiant des spécialités et disciplines de ces établissements, de l'érudition historique aux sciences sociales, de la philologie de la Mésopotamie à l'analyse anthropologique des réseaux en passant par la paléographie médiévale, par exemple. Ce Master est aussi pour nous l'occasion de développer les collaborations, en enseignement comme en recherche, entre des établissements où les humanités numériques sont bien vivantes et les expertises complémentaires. En ce sens, la création du master est aussi un moyen de structurer les formations existantes sur ces problématiques, et, en ouvrant les cours aux auditeurs libres de PSL, de former plus généralement des étudiants d'autres masters, des doctorants ou des personnels.

Quelques références pour aller plus loin :

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Master humanités numériques

Début des cours : 4 octobre 2017